La Géométrie de Riemann
Imaginons un monde uniquement peuplé d’etres dénués d’épaisseur; et supposons que ces animaux “infiniment plats” soient tous dans un meme plan et n’en puissent sortir. Admettons de plus que ce monde soit assez éloigné des autres pour etre soustrait à leur influence. Pendant que nous sommes en train de faire des hypothèses, il ne nous en coute pas plus de douer ces etres de raisonnement et de les croire capables de faire de la géométrie. Dans ce cas, ils n’attribueront certainement à l’espace que deux dimensions.
Mais supposons maintenant que ces animaux imaginaires, tout en restant dénués d’épaisseur, aient la forme d’une figure sphérique, et non d’une figure plane et soient tous sur une meme sphère sans pouvoir s’en écarter. Quelle géometrie pourront-ils construire? Il est clair d’abord qu’ils n’attribueront à l’espace que deux dimensions; ce qui jouera pour eux le role de la ligne droite, ce sera le plus court chemin d’un point à un autre sur la sphère, c’est à dire un arc de grand cercle, en un mot leur géometrie sera la géometrie sphérique.
Ce qu’ils appelleront l’espace, ce sera cette sphère d’où ils ne peuvent sortir et sur laquelle se passent tous les phénomènes dont ils peuvent avoir connaissance. Leur espace sera donc sans limites puisqu’on peut sur une sphère aller toujours devant soi sans jamais etre arreté, et cependant il sera fini; on n’en trouvera jamais le bout, mais on pourra en faire le tour.
Eh bien, la géométrie de Riemann, c’est la géométrie sphérique étendue à trois dimensions. Pour la construire, le mathématicien allemand a du jeter par-dessus bord, non seulement le postulatum d’Euclide, mais encore le premier axiome: Par deux points on ne peut faire passer qu’une droite.
Sur une sphère, par deux points donnés on ne peut faire en géneral qu’un grand cercle (qui, comme nous venons de le voir, jouerait le role de la droite pour nos etres imaginaires), mais il y a une exception: si les deux points donnés sont diamétralement opposés, on pourra faire passer par ces deux points une infinité de grands cercles.
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La quatrième géométrie
Parmi ces axiomes implicites, il en est un qui me semble mériter quelque attention, parce qu’en l’abandonnant, on peut construire une quatrième géométrie aussi cohérente que celles d’Euclide, de Lobatchevsky et de Riemman.
Pour démontrer que l’on peut toujours élever en un point A une perpendiculaire à une droite AB, on considère une droite AC mobile autour du point A et on la fait tourner autour du point A jusqu’à ce qu’elle vienne dans le prolongement de AB.
On suppose ainsi deux propositions: d’abord qu’une pareille rotation est possible, et ensuite qu’elle peut se continuer jusqu’à ce que les deux droites viennent dans le prolongement l’une de l’autre.
Si l’on admet le premier point et que l’on rejette le second, on est conduit à une suite de théorèmes encore plus étranges que ceux de Lobatchevsky et de Riemann, mais également exempts de contradiction.
Je ne citerai qu’un de ces théorèmes et je ne choisirai pas le plus singulier: une droite réelle peut etre perpendiculaire à elle-meme.
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Les géométries de Hilbert
Enfin M. Veronese et M. Hilbert ont imaginé de nouvelles géométries plus étranges encore, qu’ils appellent non-archimédiennes. Ils les construisent en rejetant l’axiome d’Archimède en vertu duquel toute longueur donnée, multipliée par un entier suffisamment grand, finira par surpasser toute autre longueur donnée si grande qu’elle soit. Sur une droite non archimédienne, les points de notre géométrie ordinaire existent tous, mais il y en a une infinité d’autres qui viennent s’intercaler entre eux, de telle sorte qu’entre deux segments, que les géomètres de la vieille école auraient regardés comme contigus, on puisse caser une infinité de points nouveaux. En un mot, l’espace non-archimédien n’est plus un continu du second ordre, pour employer le langage du chapitre précédent, mais un continu du troisième ordre.
Taken from La science et l’hypothèse by Henri Poincaré.