Elle ne me demande pas où je vais. Elle ne me demande jamais où je vais. Je lui dis:
- Je vais voir la petite.
- Ne la réveille pas.
Je ne la réveillerai pas ; quand je le voudrais, je n’arriverais pas à faire assez de bruit pour la réveiller, je suis trop léger. Il poussa la porte, un volet s’était ouvert, un après-midi éblouissant et crayeux était entré ; tout une moitié de la chambre était encore dans l’ombre, mais l’autre moitié étincelait sous une lumière poussiéreuse ; la petite dormait dans son bérceau, Georges s’assit près d’elle. Ses cheveux blonds, sa petite bouche pure et ces grosses joues un peu tombantes qui lui donnent l’air d’un magistrat anglais. Elle commençait à m’aimer. Le soleil gagnait du terrain, il poussa doucement le berceau en arrière. Là! là! comme ça! Elle ne sera pas jolie, elle me ressemble. Pauvre gosse, il vaudrait mieux qu’elle ressemble à sa mère. Encore toute molle ; sans os, on dirait. Et déjà elle porte en elle cette loi rigide qui a été ma loi ; les cellules pulluleront selon ma loi, les cartilages durciront selon ma loi, le crâne s’ossifiera selon ma loi. Une petite maigrichonne, aux dehors insignifiants, aux cheveux ternes, scoliose de l’épaule droite, forte myopie, elle glissera sans bruit, sans toucher terre, évitant les gens et les choses par d’énormes détours, parce qu’elle sera trop légère et trop faible pour les changer de place. Mon Dieu! toutes ces années qui vont lui venir, les unes après les autres, impitoyablement et c’est si vain, tellement inutile, tout est écrit là, dans sa chair et il faudra qu’elle vive son destin minute par minute et qu’elle croie l’inventer et il est là, tout entier, écoeurant à force d’être prévisible, je l’ai contaminée et pourquoi faut-il qu’elle vive goutte à goutte tout ce que j’ai déjà vécu, pourquoi faut-il toujours que tout se répète, indéfiniment? Une petite maigrichonne, une petite âme clairvoyante et timorée, tout ce qu’il faut pour bien souffrir. Moi, je m’en vais, je suis appelé à d’autres fonctions ; elle va grandir, ici, obstinément, imprudemment, elle va me représenter. Et la coqueluche, et les longues convalescences, et cette passion malheureuse pour ses belles grasses camarades aux chairs roses et les miroirs où elle se regardera en pensant: est-ce que je suis trop laide pour qu’on m’aime? Tout ça, jour après jour, avec ce goût de déjà vu, est-ce la peine, grand Dieu, est-ce bien la peine? Elle s’éveilla un instant et le regarda avec une curiosité grave, pour elle c’était un instant tout neuf, elle croit qu’il est tout neuf. Il la sortit du berceau et la serra dans ses bras de toutes ses forces: “Ma petite! Mon petit bébé! Ma pauvre petite!” Mais elle prit peur et commença à crier.
- Georges, dit dérrière la porte une voix pleine de reproches. Il reposa doucement la petite dans son berceau. Elle le regarda un instant encore, d’un air sévère et morose et puis ses yeux se fermèrent, se rouvrirent en clignotant, se fermèrent tout à fait. Elle commençait à m’aimer. Il aurait fallu être là à toute heure, l’habituer si profondément à ma présence qu’elle ne puisse plus me voir. Combien de temps cela va-t-il durer? Cinq ans, six ans? Je retrouverai une vraie petite fille qui me regardera avec stupeur, qui pensera: “C’est ça, mon papa!” et qui aura honte de moi devant ses petites amies. Ça aussi je l’ai vécu. Quand papa est revenu de la guerre, j’avais douze ans. L’après-midi avait envahi presque toute la chambre. L’après-midi, la guerre. La guerre, ça devait ressembler à un interminable après-midi. Il se leva sans bruit, ouvrit doucement la fenêtre et tira la persienne.
Taken from “Le Sursis” by Jean-Paul Sartre.