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Chez Pierroz

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“Dis, Jean, tu ne vas plus jamais chez Pierroz?”

Pierroz, c’était un bistrot au coin de la rue Ramey et de l’impasse Pers, quartier général de Jean avant son mariage. Il y retrouvait chaque soir une bande de jeunes de goûts voisins: apprentis, chenapans, oisifs patentés, bons garçons du quartier, durs de durs, spécialistes de la débrouille. Après un regard à la dérobée vers Elodie, il répondit à l’enfant:

“Bien sûr que non. Tout ça c’est bon quand on est jeune!”

Le café Pierroz gardait son genre, ses habitudes, ses fréquentations bien à part. Les connaisseurs le savent: il n’existe pas deux bistrots identiques à Paris. Des bruits, des odeurs, des manières d’être, des riens impalpables, des personnalités de tenanciers différentes les séparent. _Chez Pierroz_, de grosses marchandes de quatre-saisons du genre Fréhel, avec jupe plissée noire et corsage bien plein et d’un beau brillant satiné, des pochards au nez en enseigne lumineuse, des Arabes couverts de tapis et portant le fez, des peintres barytons ou ténors en blouse blanche, des bouchers rougeauds au tablier taché de sang, des mécanos en salopette, des employés du Gaz en uniforme y menaient un tapage infernal métallisé par les bruits des appareils à sous. Des odeurs de café-crème, de vin rouge, de rhum et de bière, une buée continuelle autour des percolateurs sifflants, des bruits de verres et de tasses, des coups de gueule, des argots et des patois, des javas et des goualantes réalistes à la Damia et à la Berthe Sylva, avec contraltos râpeux et trémolos appuyés, tout contribuait à affirmer la chaleur humaine, la liberté individuelle, le droit d’énoncer ses opinions face à la foule. Le patron, d’origine savoyarde, y organisait de gigantesques parties de billard, de belote, de coinchée et de “tout atout sans atout” s’étalant sur plusieurs soirées, avec lots de volailles grasses bien plumées qu’il exposait à la meilleure place en leur laissant pour le décor quelques longues plumes au croupion. Par un humour bien local, on les baptisait Mistinguett, Cécile Sorel ou Joséphine Baker. Sur les vitres, Pierroz avait tracé au blanc d’Espagne: _Ici Poule au gibier_. Ces concours, de tradition à Montmartre, se célébraient particulièrement chez lui et c’était un honneur que d’avoir son nom au palmarès de la grande ardoise.

Mais l’enfant, posant sa question sur Pierroz, pensait aussi à une autre réjouissance qui s’y rattachait. Certains dimanches matin, du vivant de Virginie, Jean venait siffler le petit cousin Olivier qui se précipitait hors de la mercerie, une serviette-éponge et un morceau de savon à la main. Il l’emmenait à la piscine municipale de la rue des Amiraux. Il fallait partir très tôt car on y trouvait un monde fou et, après huit heures, on devait attendre très longtemps qu’une cabine fût libre. La caissière louait des caleçons de bain en toile rude, à la marque de l’établissement, qu’on nouait à la hanche par un cordon. Ils montaient dans les galeries entourant et surplombant le bain, suivaient un garçon en maillot de corps et en pantalon blanc qui marchait très vite et les faisait énoncer des initiales pour les inscrire à la craie sur une ardoise à l’intérieur de la porte, de manière à les identifier au retour.

Jean disait à Olivier: “Surtout, retiens bien le numéro de la cabine!” L’enfant se sentait investi d’une grande résponsabilité et, pendant tout le bain, se répétait des chiffres. Il y avait donc, à propos de cette réjouissance dominicale, la journée du 83, celle du 117, celle du 22…

Après la course “au premier déshabillé” et la douche tiède et savonneuse suivie d’un jet froid à crier, ils se dirigeaient, fragiles, vers l’eau bleue à odeur de chlore, et descendaient d’un pas précautionneux les marches conduisant dans l’eau mouvante. La piscine, pour Olivier, ne représentait pas seulement le plaisir de barboter dans le petit bain jusqu’aux limites dangereuses où l’on perd pied, de recevoir une leçon de Jean, une main sous le menton et l’autre sous le ventre, de mettre la tête sous l’eau en se pinçant les narines et de s’ébrouer ensuite avec des ronglements de phoque, mais encore mille choses indéfinissables tant elles se mêlaient, l’impression que les soucis disparaissaient, que les corps étaient heureux, toute une féerie aquatique, bruissante de liquide fouetté, des “flocs” des plongeurs se répercutant comme une rumeur contre les carrelages et le toit vitré, des chansons venues des cabines de douche, des conseils de maîtres nageurs guidant leurs élèves comme des bateaux au bout d’une longue perche, des coups de sifflet destinés aux imprudents et aux chahuteurs, des cris de filles recevant des paquets d’eau à la figure… Les noms des nages: le crawl, l’over-arm stroke, la brasse, l’indienne, la planche, la brasse papillon, le tire-bouchon japonais, évoquaient des programmes: Olivier voulait apprendre à les nager toutes et même à en inventer des nouvelles.

“Hé ! J’ai bu la tasse…”

Parfois, Jean engageait la conversation avec une belle fille en maillot et ils restaient assis au bord du bain, les jambes pendantes. Olivier clignait de l’oeil vers son compagnon et faisait _hum! hum!_ avec des airs entendus: Jean avait fait “une touche”. Ou bien l’enfant rencontrait dans l’eau un camarade de classe et ils jouaient ensemble à qui arrivera le premier à l’escalier ou à qui ne se dégonflera pas de plonger d’une des marches.

Mais les joies de l’eau mangeaient rapidement le temps et il fallait bientôt repasser à la douche (cette fois sans savonner), attendre le garçon de cabine, énoncer les fameuses initiales, faire la course pour se rhabiller, se passer le peigne mouillé, attendre son tour devant le miroir embué, et sortir, le corps léger, aérien, dans la rue. Ils s’arrêtaient chez Pierroz et commandaient de grands bols de café au lait avec une quantité incroyable de croissants dorés. Sourvent des copains rejoignaient Jean, et l’enfant, la tête encore humide, se sentait fier de participer à leurs plaisanteries.

Tout cela paraissait déjà lointain. Depuis son mariage, Jean avait déserté Pierroz et la piscine. Il posa son crayon et dit sur un ton fataliste: “On verra bien…” Les chevaux de Rothschild étaient dangereux. Il regarda Elodie qui cachetait soigneusement sa lettre, sortit son porte-monnaie et compta des pièces qu’il tendit à Olivier:

“Tiens c’est pour ton dimanche. Tu peux aller au cinoche. Et ne fais pas le Jacques!”

L’enfant serra les pièces dans sa main et pensa que Bougras saurait en faire de belles bagues, mais qui seraient trop grandes pour ses doigts, et il embrassa Jean, puis Elodie sur les joues, de façon sonore, et trois fois comme en Auvergne. Ils eurent alors un sourire attendri, Jean dit: “Sois sage!” et Elodie ajouta cinquante centimes pour la pochette-surprise de l’entracte.

Taken from “Les Allumettes suédoises” by Robert Sabatier