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Le Gros Marcel

Posted in: French , Reading

J’ai recopié une histoire complète du livre “Le Monde sans les enfants et autres histoires” de Philippe Claudel. Je sais que c’est probablement pas permis… mais je l’ai fait quand-même car je la trouve magnifique. Si vous la trouvez bien il faudrait quand-même acheter le livre: vous trouverez 19 autres histoires qui sont vachement bien aussi.


Marcel était un très gros cahier à la couverture rouge plastifiée. Le pauvre faisait au moins dix centimètres d’épaisseur et depuis le début de l’année scolaire, de semaine en semaine, il n’avait cessé de prendre du poids. Il ressemblait dorénavant à un soufflet en éventail.

On était au mois de mai et Marinette avait de plus en plus de mal à enfoncer Marcel dans son petit sac d’école. Elle le maintenait bien fermement entre ses deux mains et poussait, poussait. Marcel souffrait, tentait de se faire le plus mince possible, réprimait ses cris de douleur… Lorsque la petite fille parvenait enfin à refermer son sac, Marcel avait l’impression qu’il allait s’asphyxier et que sa dernière heure était arrivée.

C’est qu’il y avait du monde dans ce sac: un double décimètre extrêmement rigide, une équerre qui ne faisait aucun effort pour se rendre agréable, un compas qui cherchait la bagarre et piquait tout le monde, une trousse qui jouait les pimbêches, trois gommes en vadrouille, un vieux chewing-gum ratatiné mais encore collant, deux classeurs arrogants qui ne parlaient à personne, trois livres fatigués qui dormaient toute la journée mais qui prenaient tout de même pas mal de place, un stylo à encre qui fuyait, une paire de baskets très timides, un carnet qui faisait le malin parce qu’il était le seul à avoir une spirale et un vieux nounours borgne appelé Jojo.

Dans le sac, chaque matin, la mère de Marinette ajoutait aussi un goûter. Elle le posait au-dessus de toutes les affaires, si bien que le goûter faisait un peu l’intéressant vis-à-vis des autres. Il se permettait même souvent des réflexions: “C’est vous qui sentez mauvais comme ça, vous ne vous lavez jamais ou quoi!?” Et d’autres gentillesses du même ordre. La paire de baskets qui s’appelait Alice éclatait en sanglots parce qu’elle savait bien que la remarque lui était adressée. Pourtant ce n’était pas sa faute si elle ne sentait pas trop bon. Chacun sait bien qu’être basket ce n’est pas une condition très facile dans la vie. Souvent le gros Marcel, qui était la gentillesse incarnée, tentait de la consoler: “Ne vous en faites pas mademoiselle Alice, il fait le zouave mais dans deux heures on n’en parlera plus!” Et c’est vrai qu’à dix heures Marinette attrapait son goûter, et celui-ci avait beau hurler et se débattre, il était extrait sans ménagement du sac, et on ne le revoyait plus jamais.

Le jour que Marcel avair longtemps préféré, c’était le lundi, parce que ce jour-là, dans le sac, il y avait aussi la tenue de danse de Marinette. Et c’est très beau une tenue de danse. Très très beau! La première fois que Marcel la vit, c’était en septembre. Lui était encore jeune et mince, pas écorné, à peine ses premières pages étaient-elles remplies d’écriture. Une seule photocopie était collée sur la troisième d’entre elles, et cela donnait plutôt à Marcel un petit genre canaille qui lui allait pas mal. “T’as la cote!” lui avait murmuré le vieil ours Jojo en le poussant du coude tout en lui désignant la tenue de danse. “Tu crois…” avait répondu timidement Marcel. La tenue de danse était tout contre lui. Elle sentait bon. Elle l’effleurait un peu. Il la regarda. Elle lui sourit, devint encore plus rose tandis que Marcel virait à l’écarlate. Il tomba immédiatement fou amoureux d’elle. Elle se prénommait Joséphine.

Pendant tout le premier trimestre, ce fut le grand amour. Les lundis, Marcel ne se sentait plus. Il réservait une belle place dans le sac pour la tenue de danse. Losqu’elle arrivait, il lui montrait toutes ses pages, celles qui étaient couvertes d’écriture, de collages et de dessins. Il frimait un peu Marcel, mais c’était de bonne guerre. La tenue de danse racontait évidemment des histoires de danse et Marcel écoutait, ébahi. Dès le mardi matin, losque sa belle n’était plus là, il ne pensait qu’au lundi suivant, à cette longue journée qu’ils passeraient ensemble, presque constamment côte à côte.

C’est à la rentrée de janvier que les choses se gâtèrent. Marcel avait vécu deux semaines sans voir une seule fois Joséphine. Il était au supplice. Quand Marinette la déposa enfin dans le sac, il se précipita vers elle. Mais elle le prit un peu de haut: “Dites donc Marcel, vous n’auriez pas un peu grossi?” C’était vrai, mais quand on aime quelqu’un, on l’aime quelles que soient sa taille et sa forme. Et puis, chacun sait que pendant les fêtes de fin d’année, il est naturel de prendre du poids, mais généralement, on le reperd après. C’est ce que Marcel essaya d’expliquer à son amoureuse, en lui montrant toutes les feuilles, les dessins, les graphiques, les photographies que Marinette avait collés sur ses pages en vue d’un exposé qu’elle avait à faire sur les animaux de la ferme. Marcel accueillait à lui seul trois vaches, deux chevaux, six cochons, deux chèvres, un mouton, un fermier, son tracteur et un poulailler complet. Ça prend de la place tout de même! Mais une fois que l’exposé serait fait, toutes ces bestioles allaient sans doute disparaître.

Joséphine lui lança simplement: “Nous verrons bien!”

Hélas, au fur et à mesure que les semaines passèrent, la situation se dégrada. Marinette fit son exposé mais la ferme entière resta chez Marcel, à croire qu’elle s’y sentait comme chez elle. Mais le pire, c’est que la maîtresse tomba malade et que la remplaçante adorait travailler avec des photocopies. Au début de l’année scolaire, ça l’avait amusé Marcel les photocopies, mais après! Une obsédée de la photocopie la remplaçante de la maîtresse! Une adoratrice de la photocopie! À croire que son mari travaillait dans les photocopieurs et qu’elle pouvait en faire gratuitement. Tous les jours elle arrivait avec des liasses épaisses que les enfants devaient coller dans les cahiers rouges. Marcel et ses congénères n’en pouvaient plus. En moins de deux mois, il doubla de volume.

C’est à partir de ce moment qu’on commença à l’appeler le gros Marcel.

Et un sinistre lundi matin du mois de mars, Joséphine lui dit que c’était terminé entre eux. Elle ne pouvait pas aimer quelqu’un dans son genre. Non mais, il se regardait quelquefois dans une glace? Il s’était vu? Un monstre! Il était devenu un monstre! Elle lui tourna le dos et ne le regarda plus.

Un peu plus tard, Marcel reçut le coup de grâce lorsqu’il découvrit que Joséphine filait le parfait amour avec Alfred, le double décimètre, ce grand nigaud sec comme un coup de trique et bête comme du plastique. Il les entendait même parfois murmurer à voix basse, entre deux baisers, et rire. Et le gros Marcel savait bien de qui ils riaient!

Il toucha le fond. D’autant qu’il continuait toujours à grossir, grossir, grossir, car en plus des photocopies dont le rythme de distribution ne faiblissait pas, la nouvelle maîtresse avait convaincu les enfants de faire un herbier, et c’est bien sûr Marcel qui avait hérité d’un brin de muguet, de deux marguerites, cinq violettes, un pissenlit, un chardon - non mais vous vous rendez compte, un chardon! - et d’une tulipe, heureusement naine.

Mais ce qui hantait Marcel, encore plus que son poids, encore plus que sa taille gigantesque, c’est qu’il ne lui restait plus que quelques pages blanches, oui quelques pages seulement, vierges, non utilisées.

“Tu sais ce qui arrive toi aux cahiers comme moi, quand toutes les leurs pages sont pleines?” avait demandé Marcel un soir à Jojo avant de s’endormir dans le sac d’école.

Jojo s’était raclé la gorge.

“Après tout, c’est vrai qu’il faut que tu saches… Les cahiers, une fois qu’ils n’ont plus de pages, ils… ils disparaissent.

Jojo se tut et baissa la tête.

“Tu veux dire qu’ils jettent tout, continua Marcel d’une voix mourante. Tu veux dire qu’ils vont me jeter, après tout ce que j’ai fait pour Marinette?

Ce soir-là, les deux amis n’échangèrent plus un mot. Ce fut la soirée la plus sinistre que Marcel eût jamais connue. La nuit fut encore pire. Il dormit mal, fit des cauchemars, se vit tomber infiniment dans une immense poubelle, déchiqueté par une broyeuse, réduit en cendres au cours d’un bel été ponctué de barbecues dont il servait, page après page, à enflammer le charbon de bois.

Au matin, c’était un lundi, il se sentait encore plus lourd. Les autres se plaignaient comme d’habitude de l’inconfort des transports en commun, du fait qu’on était les uns sur les autres, des odeurs, de la promiscuité. Le goûter, une espèce de cake aux fruits avec un accent belge, faisait le mariole en brossant un tableau idyllique de l’usine hypermoderne dans laquelle il avait été mis sous plastique sans même savoir qu’il serait réduit en bouillie avant la fin de la matinée. Joséphine et Alfred se bécotaient. Les baskets pleurnichaient en s’excusant. Marcel songeait à sa dernière heure et faisait le bilan de sa vie, revoyant tous les bons moments, les bonnes feuilles, touvant même des qualités aux dizaines de photocopies qui l’avaient boursouflé, aux fleurs séchées qui le grattaient, aux vaches qui prenaient une place folle, au tracteur qui s’étalait sur deux pages.

Tous les occupants du sac ressentirent soudain un choc très violent.

“Ça y est, on est arrivés, fit remarquer un classeur.

On apercevait le ciel bleu. On entendait les cris d’enfants. La sonnerie n’allait pas tarder. Marcel aspira une bonne bouffée d’air frais. Il sentait le foin, la campagne, les grands espaces, la liberté. Ce fut comme une révélation. Une illumination!

“Je m’en vais! hurla-t-il soudain.

Il y eut un grand silence dans le sac. Joséphine se mit à trembler. Alfred la serra contre lui, mais il n’en menait pas large non plus car il savait bien qu’à force d’avoir été mordillé, il n’était plus en très bon état, la moitié de ses chiffres étaient devenus illisibles, et il risquait sans doute un jour prochain de finir lui aussi à la casse. La sonnerie allait maintenant retentir d’une minute à l’autre.

Jojo serra Marcel dans ses vieux bras pelucheux. Marcel regarda son copain une dernière fois, le pressa contre son gros ventre plein de pages, hurla comme un cri de guerre “SALUT LA COMPAGNIE!”, prit son élan et sauta hors du sac comme s’il partait à l’assaut.

À peine arrivé sur le sol, il fut emporté dans les airs par une violente bourrasque. En quelques secondes il s’envola, pages au vent, et perdit en un clin d’oeil les fleurs séchées ainsi que les feuilles les moins bien collées: c’est ainsi qu’il vit disparaître le tracteur, le fermier, une vache, et cinq photocopies contenant les tables de multiplication. Ce qu’il vit aussi, c’est la cour de l’école, tous les enfants qui jouaient, et qui devenaient des petits points à mesure qu’il montait dans le ciel. L’école fut bien vite au loin, puis la petite ville. Marcel s’élevait dans les airs, perdait des feuilles et des feuilles, s’allégeait, redevenait mince, et à mesure qu’il mincissait, le vent l’emportait encore plus haut, plus loin, toujours plus loin.

Il voyagea ainsi toute la journée et lorsque le vent faiblit vers le soir, Marcel atterrit dans un champ de belle herbe douce que la rosée du crépuscule gorgeait d’une eau limpide. Marcel avait repris sa taille de jeune homme. Plus un collage. Plus une photocopie. Plus un document. Le vent l’avait délesté de tout ce qui l’avait alourdi au fil des semaines. Et peu à peu, tous les mots que Marinette avait écrits sur lui disparurent, leur encre se noyant dans les gouttes de rosée. Il ne resta plus rien d’eux. Rien du tout. Aucun souvenir.

Marcel se sentait comme un nouveau-né.

Alors, il ferma ses pages et, comme un bienheureux, s’endormit le sourire aux couvertures.