- Mais je n’ai pas bien envie de danser, dit-elle. Ça la mettait mal à l’aise ce choeur d’attendrissements.
- Alors, voulez-vous bien que nous dansions tous deux? dit Pierre.
Françoise les suivit des yeux; ils étaient plaisants à voir. Xavière dansait avec la légèreté d’une vapeur, elle ne tenait pas au sol; Pierre, lui, c’était un corps lourd mais qu’on aurait dit soustrait par d’invisibles fils aux lois de la pesanteur: il avait la miraculeuse aisance d’une marionnette.
- J’aurais aimé savoir danser, pensa Françoise.
Il y avait dix ans qu’elle avait abandonné. Il était trop tard pour reprendre. Elle souleva un rideau et dans l’obscurité des coulisses alluma une cigarette; ici au moins elle aurait un peu de répit. Trop tard. Jamais elle ne serait une femme qui possède l’exacte maîtrise de son corps; ce qu’elle pourrait acquérir aujourd’hui, ça n’était pas intéressant: des enjolivements, des fioritures, ça lui resterait extérieur. C’était cela que ça signifiait trente ans: une femme faite. Elle serait pour l’éternité une femme qui ne sait pas danser, une femme qui n’a eu qu’un amour dans sa vie, une femme qui n’a pas descendu en canoë les cañons du Colorado ni traversé à pied les plateaux du Tibet. Ces trente années, ce n’était pas seulement un passé qu’elle traînait dérrière elle, elles s’étaient déposées tout autour d’elle, en elle-même, c’était son présent, son avenir, c’était la substance dont elle était faite. Aucun héroisme, aucune absurdité ne pourraient rien changer. Certes, elle avait tout le temps avant sa mort d’apprendre le russe, de lire Dante, de voir Bruges et Constantinople; elle pouvait encore semer ça et là dans sa vie des incidents imprévus, des talents neufs; mais ça n’en resterait pas moins jusqu’à la fin cette vie-ci et pas une autre; et sa vie ne se distinguait pas d’elle-même. Avec un éblouissement douloureux, Françoise se sentit transpercée d’une lumière aride et blanche qui ne laissait en elle aucun recoin d’espoir; un moment elle resta immobile à regarder briller dans la nuit le bout rouge de sa cigarette. Un petit rire, des chuchotements étouffés la tirèrent de sa torpeur: ces corridors sombres étaient toujours très recherchés. Elle s’éloigna sans bruit et regagna la scène; les gens semblaient très bien s’amuser à présent.
Taken from “L’invitée” by Simone de Beauvoir.