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Traversée des Ombres

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Comme elle me plaît, cette fable de Pline racontant en quelques lignes l’histoire d’une jeune fille sur le point d’être séparée de l’homme qu’elle aime! Il va partir, courir des dangers au loin, mourir peut-être. Alors, “elle arrête par des lignes les contours du profil de son amant sur le mur à la lumière d’une chandelle”. Ce qu’elle garde auprès d’elle, j’imagine pour toujours, c’est une ligne d’ombre qui rend à jamais présent l’absent et qui, en le représentant, conjure la mort, annule le temps. La ligne d’ombre n’est pas une ligne qui sépare. La petite lumière d’une chandelle suffit à la tacer. La jeune fille connaîtra sans doute la nostalgie, elle ne sombrera pas dans la mélancolie. La ligne d’ombre la relie à l’être aimé.

(…)

L’invention du réverbère, son extension, nous l’avons oublié, furent des événements considérables: avec elles, la rue cesse d’être un éventuel coupe-gorge. Le réverbère (tiens, il y a rêve dans ce mot-là) réfléchit une lumière fragile, trouble; non seulement il n’efface pas toute ombre, il se crée autour de lui un grand halo laiteux. Il ne désenchante pas la nuit. Il n’a pas la violence de l’électricité qui vise, elle, quand son règne triomphe, à tout éclairer, à abolir la nuit, le cycle des jours et des nuits. Pour tempérer l’ambition des philosophes des Lumières, rien de mieux qu’un éloge de l’ombre.

(…)

Ma bibliothèque couvre plusieurs murs et je dispose de dizaines de rayonnages à la campagne. N’empêche: ça déborde, ça déborde de tous les côtés. Il m’arrive de rêver de n’avoir pour tout logement qu’une pièce trop exigue pour y laisser place à la moindre étagère. mais il m’arrrive plus souvent de penser que, privé de tous ces livres lus ou non, je me sentirais un sans-abri, un orphelin. Je me souviens de la réponse de Masud Khan à un visiteur qui, stupéfait devant le nombre considérable d’ouvrages qu’il détenait, l’interrogeait: “Mais vous avez lu tout ça?” Masud répliqua: “Ce qui compte, ce n’est pas de les avoir lus, ces livres, c’est de vivre en leur compagnie.”

Taken from “Traversée des Ombres” by J.-B. Pontalis.