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Le Sang noir

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- Tu as bien changé, Lucien, dit Mme Bourcier, en se laissant tomber dans un fauteuil, comme n’en pouvant plus.

Oui, il avait changé. Qu’est-ce qu’il y pouvait?

- Tu es devenu dur.

Il hocha la tête, sans répondre. Elle prit ce geste pour un acquiescement et dit:

- Au moins, tu en conviens?

- Ça n’est pas si simple, maman.

Il regretta de s’être laissé allé à répondre. S’il “marchait” tout serait compromis.

- Tu n’as plus de respect.

Il faillit répondre que ce n’était pas une raison parce qu’elle était sa mère pour qu’il respectât en elle ce qu’il haissait chez les autres.

Le père et Marthe se tenaient derrière le fauteuil où Mme Bourcier se renversait, les mais posées sur les genoux, meurtrie, et la façon dont elle appuyait sa nuque au dossier donnait à son visage chevalin, crayeux et sec, et en général à toute son attitude, une expression de victime froide et hautaine. Longue et vêtue de noir du cou jusqu’à la pointe des pieds, le reste était entièrement blanc, les cheveux, les joues, les lèvres, ce qu’on voyait des oreilles, et même les yeux, bleus en vérité, mais d’un bleu si pâle! Ses mains aussi étaient blanches sur la soie noire de la robe. Le père avait posé une main sur le dossier du fauteuil, l’air très embarrassé. De toute évidence, il aurait voulu être ailleurs, n’avoir pas à intervenir dans ce débat.

Mais il ne pouvait pas “lâcher” sa femme.

A eux trois, il formaient un groupe parfait pour un photographe. Mais personne ne songeait à rire, pas même Lucien, le seul qui en eût été capable. Si le père ne songeait qu’à s’en aller, Marthe brûlait du désir de dire son mot, et elle profita du silence qui venait de se faire pour affirmer qu’il n’y avait au fond qu’une chose de vraie dans toute cette histoire, et c’était que Lucien ne les aimait plus.

- Encore une fois, Marthe, je te prie de te taire, s’écria Mme Bourcier.

- Oh, dit Lucien, si ça lui chante…

Il commençait à en avoir assez.

- Tu n’as pas à te mêler de ces choses, continua Mme Bourcier, en s’adressant, toujours sans bouger, à Marthe qui se mordait les lèvres. Si quelqu’un a le droit de parler ici, c’est moi, il me semble. Moi et ton père. Oui, c’est vrai, Lucien ne nous aime plus. Il subit des influences qui le détachent de nous, il nous… méprise, dit-elle. Et Lucien comprit que sa mère venait d’entrer en transes. Phénomène déjà observé cent fois, et pas seulement sur sa mère, à peu près sur toutes les femmes qui faisaient des scènes. Non seulement observé, mais ressenti. Bien que Mme Bourcier n’eût pas fait le moindre geste, pas même remué le petit doigt, et qu’en apparence rien ne fût changé à ce qui était une seconde plus tôt, il sembla soudain qu’émanant d’elle, la pièce se chargeait d’une électricité subtile, procédant par larges ondes et créant chez tous un état très différent de celui d’irritation ou de colère où ils se trouvaient déjà: un état d’angoisse.

Avait-elle conscience de ce pouvoir désorientant qu’elle exerçait sur les autres? Si elle en percevait quelque chose ce n’était que comme les signes précurseurs d’une crise de nerfs, fin attendue de cette scène. Mais ce pouvoir de créer et de répandre l’angoisse n’avait rien à voir avec cette crise de nerfs. Mme Bourcier était plongée dans un état second, un rêve de somnambule et disait en effet des choses comme on n’en dit dans les rêves, avouait avec une absence absolue de pitié et de pudeur tout ce qu’elle pensait en secret de son fils. C’était un mauvais fils évidemment, et cette accusation résumait toutes les autres. Mais elle donnait les détails de ses griefs et faisait preuve en cela d’une mémoire exceptionnelle, rendue plus claire encore par l’état où elle se trouvait plongée. Ces griefs ne dataient pas d’aujourd’hui et la question de l’uniforme n’était qu’une amertume de plus à ajouter aux autres. Elle faisait remonter ce qu’elle appelait d’une voix tranquille son calvaire à la petite enfance de Lucien. Tout petit garçon il lui avait donné déjà mille preuves de son mauvais coeur. Il n’était pas affectueux, pas obéissant, concentré en lui-même, sombre, et c’était à croire quand on le voyait qu’elle en faisait un enfant martyr, alors que c’était précisément l’inverse qui était vrai. Et en grandissant ses mauvais penchants n’avaient fait que croître et embellir. Dieu sait pourtant si elle l’avair aimé, choyé, dorloté comme ne le sont pas même les enfants des princes. Tout ce qu’il avait voulu il l’avait eu, jamais on ne lui avait refusé un plaisir, jamais quand il avait été étudiant on ne lui avait refusé de l’argent. Il était parti pour le front, c’est entendu, il avait été blessé et on l’avait cru mort, mais il n’avait fait que son devoir, et il n’était pas le seul. Il ne devait pas tirer de là elle ne savait quel orgueil, quelle volonté de plier les autres à la sienne, ce qui n’était au fond que de l’arrogance. Et elle attaqua le vrai grand grief du moment qui n’avait rien à voir avec la question de l’uniforme et qui était celui de son départ pour l’Angleterre où il disait vouloir faire un séjour, mais sans donner plus d’explications. Qu’est-ce qu’il allait faire à Londres? Jamais on n’eût pensé que rien pût l’attirer dans cette ville. Les études qu’il avait faites n’étaient pas des études d’anglais. Il était philosophe de vocation, licencié, voie dans laquelle l’avair poussé M. Merlin, chez qui il était encore allé la veille, elle le savait, et qui avait eu sur lui une si détestable influence. Elle souhaitait qu’il ne l’eût jamais connu, que personne n’eût jamais connu ce professeur de désordre, cet ennemi de la famille et de la société qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et crachait le mal autour de lui comme un tuberculeux des bacilles. Un danger public. Elle lui interdisait de le revoir. Mais interdire! Interdire quelque chose à Lucien! Elle avait perdu sur lui tout pouvoir. Il partait pour l’Angleterre, ce qui voulait dire - elle n’était tout de même pas si bête - qu’il renonçait à ses études après tous les sacrifices qu’on avait faits pour lui. Eh bien, qu’il aille, qu’il s’en aille!

Tout cela était débité d’une voix mécanique, sans l’ombre d’un geste, les mots sortant les uns après les autres de sa bouche comme des pièces d’une machine à frapper. L’angoisse était à son comble. Lucien n’avait pas perdu le contrôle de lui-même, mais il était agité comme l’étaient Marthe et son père d’une agitation muette faite d’un violent désir de fuite, d’une impuissance pathétique à arrêter ce flot de paroles où tant de mensonges se glissaient, et qu’elle ne pouvait supporter de dire, Lucien le savait, que parce qu’elle les oublierait tout à l’heure entièrement comme oublie le rêveur ou l’hypnotisé. Ce n’était pas vrai qu’il eût jamais voulu faire croire à personne que sa mère le martyrisait. Elle devait le savoir. La vérité, c’est qu’il avait été comme tous les enfants, un enfant écrasé, puis un jeune homme et un homme écrasés, à qui on avait commencé de voler la vie en détail avant de tenter le grand coup de la lui voler en bloc. Cela, il aurait pu le dire s’il avait pensé une seconde qu’il fût nécessaire de se justifier et que sa mère pût le comprendre. Mais elle ne le pouvait pas, elle ne le pourrait jamais. Un mauvais hasard faisait qu’ils se quitteraient mal, alors qu’avec un peu de chance ils eussent pu se quitter bien, menés doucement jusqu’à la séparation dans la main de l’hypocrisie. Après tout c’eût été préférable pour elle. Elle eût moins souffert. Il avait pitié d’elle, pensait qu’elle était vraiment malheureuse. Mais que pouvait-il pour elle? Rien. Les raisons pour quoi elle souffrait étaient si méprisables, ce qui n’empêchait nullement Lucien de la plaindre et de l’aimer. Mais il ne pouvait rien lui sacrifier et surtout pas le destin qu’il s’était choisi. En vérité, elle savait deviner! Il y avait en elle de la voyante, puisque, bien qu’il n’en eût rien dit, et qu’il eût parlé de son voyage comme d’un voyage d’agrément, elle avait compris qu’il partait avec une idée derrière la tête et qu’en tout cas il renonçait à la belle carrière qu’on lui avait préparée depuis l’enfance. Non, en effet il ne serait pas professeur. La philosophie officielle, il la laisserait là avec ce bel uniforme qui lui irait si bien! Et quant à Cripure, traité par sa mère de professeur de désordre, elle eût été bien étonnée s’il lui avait dit ce qu’il en pensait lui-même, à savoir qu’il était des leurs, et que les influences dont elle se plaignait tant ne venaient pas de lui, mais de quelques camarades de combat dont les noms ne lui eussent rien appris et qui l’avaient révélé à lui-même et à la vie. Tout en se faisant ces réflexions, il s’était mis à rassembler les papiers épars sur sa table et qu’il était entrain de classer quand sa mère était entrée. Elle prit ce geste pour une provocation, ce qui n’empêcha nullement Lucien de continuer, en apparence avec le plus grand calme, mais déchiré d’angoisse et de douleur. C’était un spectacle si effrayant que celui de cette vielle femme abandonnée dans son fauteuil et parlant sans arrêt comme dans une folie. Les deux autres étaient devenus depuis le début de ce discours deux ombres dansantes, grimaçantes, impuissantes, travaillées du désir de se boucher les oreilles puisqu’on ne pouvait empêcher la parleuse de parler, et circulant autour d’elle comme deux possédés. Mais il n’y avait rien à faire qu’à attendre, à espèrer la crise de nerfs qui, dans un grand hurlement épileptique, mettrait fin à cette torture générale. Seulement, ça tardait.

Quand Lucien eut achevé de classer ses papiers, et appris sur son compte diverses choses nouvelles et notamment qu’il était avare - allusion aux quelques milliers de francs qu’il emportait - il prit sa valise, y fourra tout en vrac, les papiers et quelques objets, et enfila son pardessus.

- Adieu, dit-il.

Personne ne le retint. La mère continua à parler. Il sortit, emportant sa petite valise. Pour aller là où il voulait aller il n’avait pas besoin de grand-chose. “C’est dommage, se dit-il, en longeant le couloir de son pas claudicant. C’est fort dommage.”

Mail il fallait rester, accepter et mourir avec eux, ou refuser, partir, et travailler à tout changer y compris cela.

Taken from “Le Sang noir” by Louis Guilloux.