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La Nausée

Posted in: French

Extraits de “La Nausée” de Jean-Paul Sartre:


Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose de neuf, une certaine façon de prendre ma pipe ou ma fourchette. Ou bien c’est la fourchette qui a, maintenant, une certaine façon de se faire prendre, je ne sais pas. Tout à l’heure, comme j’allais entrer dans ma chambre, je me suis arrêté net, parce que je sentais dans ma main un objet froid qui retenait mon attention par une sorte de personnalité. J’ai ouvert la main, j’ai regardé: je tenais tout simplement le loquet de la porte.


Est-ce donc ça qui m’attend? Pour la première fois cela m’ennuie d’être seul. Je voudrais parler à quelqu’un de ce qui m’arrive avant qu’il ne soit trop tard, avant que je ne fasse peur aux petits garçons.


Surtout ne pas bouger, ne pas bouger… Ah!

Ce mouvement d’épaules, je n’ai pas pu le retenir…

La chose, qui attendait, s’est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j’en suis plein. - Ce n’est rien: la Chose, c’est moi. L’existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J’existe.

J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l’air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s’évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l’eau mousseuse dans ma bouche. Je l’avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voilà qui renaît dans ma bouche, j’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c’est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi.

Je vois ma main, qui s’épanouit sur la table. Elle vit - c’est moi. Elle s’ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l’air d’une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m’amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d’un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi que ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s’étale à plat ventre, elle m’offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s’il n’y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C’est moi, ces deux bêtes qui s’agitent au bout de mes bras. Ma patte; je sens son poids sur la table qui n’est pas moi. C’est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n’y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c’est intolérable… Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l’étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n’insiste pas: où que je la mette, elle continuera d’exister et je continuerai de sentir qu’elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement, comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu’au soir, dans leur coin habituel.


Ma pensée, c’est moi: voilà pourquoi je ne peux pas m’arrêter. J’existe parce que je pense… et je ne peux pas m’empêcher de penser. En ce moment même - c’est affreux - si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. C’est moi, c’est moi qui me tire du néant auquel j’aspire: la haine, le dégoût d’exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m’enfoncer dans l’existence. Les pensées naissent par-dérrière moi comme un vertige, je les sens naître dérrière ma tête… et je cède toujours, la pensée grossit, grossit et la voilà, l’immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence.


J’achète un journal en passant. Sensationnel. Le corps de la petite Lucienne a été retrouvé! Odeur d’encre, le papier se froisse entre mes doigts. L’ignoble individu a pris la fuite. L’enfant a été violée. On a retrouvé son corps, ses doigts crispés dans la boue. Je roule le journal en boule, mes doigts crispés sur le journal: odeur d’encre; mon Dieu comme les choses existent fort aujourd’hui. La petite Lucienne a été violée. Étranglée. Son corps existe encore, sa chair meurtrie. Elle n’existe plus.


Il y a un rond de soleil sur la nappe en papier. Dans le rond, une mouche se traîne, engourdie, se chauffe et frotte ses pattes de devant l’une contre l’autre. Je vais lui rendre le service de l’écraser. Elle ne voit pas surgir cet index géant dont les poils dorés brillent au soleil.


Ce moment fut extraordinaire. J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître: je comprenais la Nausée, je la possédais. A vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence: la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter, comme l’autre soir, au Rendez-vous des Cheminots: voilà la Nausée; voilà ce que les Salauds - ceux du Coteau Vert et les autres - essaient de se cacher avec leur idée de droit. Mais quel pauvre mensonge: personne n’a le droit; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont trop, cest à dire amorphes et vagues, tristes.


Comme je me sens loin d’eux, du haut de cette colline. Il me semble que j’appartiens à une autre espèce. Ils sortent des bureaux, après leur journée de travail, ils regardent les maisons et les squares d’un air satisfait, ils pensent que c’est leur ville, une “belle cité bourgeoise”. Ils n’ont pas peur, ils se sentent chez eux. Ils n’ont jamais vu que l’eau apprivoisée qui coule des robinets, que la lumière qui jaillit des ampoules quand on appuie sur l’interrupteur, que les arbres métis, bâtards, qu’on soutient avec des fourches. Ils ont la preuve, cent fois par jour, que tout se fait par mécanisme, que le monde obéit à des lois fixes et immuables. Les corps abandonnés dans le vide tombent tous à la même vitesse, le jardin public est fermé tous les jours à seize heures en hiver, à dix-huit heures en été, le plomb fond à 335º, le dernier tramway part de l’Hotel de Ville à ving-trois heures cinq. Ils sont paisibles, un peu moroses, ils pensent à Demain, c’est-à-dire, simplement, à un nouvel aujourd’hui; les villes ne disposent que d’une seule journée qui revient toute pareille à chaque matin. A peine la pomponne-t-on un peu, les dimanches. Les imbéciles. Ça me répugne, de penser que je vais revoir leurs faces épaisses et rassurées. Ils légifèrent, ils écrivent des romans populistes, ils se marient, ils ont l’extrême sottise de faire des enfants. Cependant, la grande nature vague s’est glissée dans leur ville, elle s’est infiltrée, partout, dans leurs maisons, dans leurs bureaux, en eux-mêmes. Elle ne bouge pas, elle se tient tranquille et eux, ils sont en plein dedans, ils la respirent et ils ne la voient pas, ils s’imaginent qu’elle est dehors, à vingt lieues de la ville. Je la vois, moi, cette nature, je la vois… Je sais que sa soumission est paresse, je sais qu’elle n’a pas de lois: ce qu’ils prennent pour sa constance… Elle n’a que des habitudes et elle peut en changer demain.


Taken from “La Nausée” by Jean-Paul Sartre.